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« Je ne crois pas à la médecine chinoise, je suis trop cartésien »

« Je ne crois pas à la médecine chinoise, je suis trop cartésien »



La médecine chinoise peut-elle réellement s’appréhender à travers un esprit occidental ?


J’ai malheureusement un point de vue assez pessimiste sur le sujet. Nombre de fois j’ai tenté de poser des mots sur des notions extrêmement complexes à la base de ma pratique : le Qi 氣, le Yin / yang 陰陽, les 5 mouvements wu xing 五行, autant de concepts nés de la pensée chinoise qui restent, aujourd’hui, tout aussi brouillons que la première fois que j’en ai entendu parler.


Dix ans d’études, l’apprentissage de la langue chinoise, de son histoire et de ses philosophies, n’ont pas (encore) permis à ma tête de comprendre le socle de mon métier - de ma passion. Avec l’impression parfois de travailler dans du vide et la prétention infinie de danser avec un astéroïde. La culture chinoise étant comme un corps étranger qu’il faudrait appréhender sans connaissances – c’est-à-dire sans l’empreinte de notre langage et de notre pensée - pour espérer toucher ne serait-ce que du bout du doigt son sens profond.


Première difficulté : le langage. L’usage des mots tente d’exprimer le magma de notre esprit, nos idées, nos avis, nos ressentis… Nous posons des mots sur ces choses et donc les enfermons directement dans des sortes de petites boites, des outils fais de lettres qui viendraient expliquer le flot continu de nos réflexions. Instantanément, la pensée prend forme et si « elle n’est pas déterminée par la langue, la pensée n’en exploite pas moins les ressources »[1]. D’où la première difficulté rencontrée (et pas des moindres) comment exprimer les concepts clés de la médecine chinoise à travers des mots tirés de la langue française - empreints nécessairement de la pensée occidentale - fruits d’une histoire et d’une philosophie radicalement différentes de celles de la Chine ?


Deuxième difficulté : la philosophie. La pensée est malléable. Comme une sorte de pâte à modeler, nous pouvons lui donner une certaine forme et donc une direction. Avec des gants, je vais tirer à gros traits le fil conducteur de la pensée occidentale vs la pensée chinoise {ce qui ne veut rien dire mais peut parfois aider à poser un cadre de réflexion}.


Mon premier cours de philo (au lycée, donc) m’avait appris que la pensée occidentale se fonde très grossièrement sur la Grèce Antique (avec des penseurs comme Platon, Socrate, Aristote…). Le fil conducteur de leur pensée et de leurs dialogues étant principalement de connaître la Vérité. L’Homme se place alors en décalé du monde pour mieux l’analyser – EX-trait pour mieux EX[2]-pliquer. La définition devient le maître mot pour apprendre à connaître le monde « qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que cela veut dire ? ». Ce cadre ex-plicatif comme terreau fertile au développement des sciences[3]. Mais comment être sûrs d’accéder à la Vérité ?

Jusqu’alors il manquait une méthode. Heureusement, notre cher Descartes est bien vite arrivé avec le Discours de la Méthode (1637) en insistant sur l’importance d’user de bon sens afin de nous préserver de l’erreur. Aussi, nous a-t-il appris à connaître notre esprit comme acteur de la pensée : Cogito, ergo sum[4], « je pense, donc je suis ». Affirmant un dualisme substantiel entre l'âme et le corps, Descartes rebat les cartes de la philosophie et de notre vision du monde (toujours actuelle).


Quid de(s) la philosophie(s) Chinoise(s) ? Difficile de résumer la pensée chinoise en une suite logique et continue (elle ne l’a pas été). Comme je l’ai fait pour la philosophie occidentale (qui bien-sûr ne se limite pas à la pensée Cartésienne, bien qu’étant la pensée dominante) je vais tenter de tirer le fil conducteur de la pensée chinoise.


Au sein de la tradition chinoise, quel modèle a prévalu ? Trois courants principaux fondent la pensée chinoise : le Taoïsme, le Confucianisme et plus tardivement le Bouddhisme. Le Taoïsme a semé des graines dans de nombreux domaines (parmi lesquels : l’art (musique, peinture, sculpture), la médecine, la littérature, la cuisine…). Il offre une vision du monde qui n’est pas explicative (a contrario de la vision occidentale) mais qui s’est attachée « à en déceler finement les moindres propensions pour en épouser les infléchissements et pouvoir ainsi entrer en phase avec son fonctionnement »[5]. C’est-à-dire que plutôt que de chercher à expliquer la cause de monde (« pourquoi je vis, pourquoi je meurs ? »[6]), la pensée chinoise tente de comprendre les évolutions et changements permanents qui font le monde. Le monde comme un processus évolutif permanent, une sorte de boule de glaise en perpétuel changement. Pas étonnant que le Classique le plus ancien au fondement de la pensée chinoise soit le Yijing 易經, Le Livre des mutations ou Classique du changement. Ce dernier qui, devinez quoi ? Ne contient aucun mot. Il se compose uniquement d’hexagrammes : symboles composés de six traits pleins et creux (Yin et Yang), ils sont au nombre de soixante-quatre et renferment l’ensemble des possibilités de changements du monde.


A ce stade, si vous n’y comprenez plus rien, c’est plutôt bon signe !


Une autre chose importante : les mots pour la pensée chinoise détournent la pensée de son sens. Un des principes essentiels de la pensée chinoise (Taoïste comme Confucianiste) est le Dao 道 (communément traduit par « Voie », nous conserverons ici le mot chinois). Le Dao (parfois écrit Tao) a donné naissance, en Français, au mot « Taoïsme », comme religion ou philosophie du Dao. Et, l’ensemble des changements du monde suit ce Dao. Le Dao étant ce qui renferme toutes les potentialités : les changements n’étant que l’expression d’une certaine potentialité, renfermant elle-même d’autres potentialités encore non-réalisées {pour information je trouve que le mot potentialité n’est pas adapté mais je n’ai pas trouvé mieux…}. De ce fait, il est innommable, n’a pas de forme, ni d’expression particulière, il est partout, indiscernable et impalpable (cf Dao de Jing, Lao Zi 道德經).


Le Dao vu comme un amas de potentialités demande une capacité de perception très fine pour entrevoir la potentialité qui serait sur le point de se réaliser. D’où le sens profond de la connaissance en chinois : Zhile discernement.

Pour éclaircir ce point, je vais à nouveau citer François Jullien qui a fait un travail remarquable sur la question : « Intelligence « contextuelle », l’a-t-on nommée, ramifiante en même temps que globalisante, puisqu’il faut déceler comment, à chaque instant, la configuration est entraînée à basculer d’une certaine façon, et ce en fonction de rapports et de variations formant ensemble, par leur effet d’accouplement, ce que nous nommons ‘situation’. »[7]


La médecine chinoise est une héritière directe de cette pensée.


L’ensemble des fonctionnements du corps étant vus comme l’expression de changements permanents. L’être humain complètement inscrit dans la boule de glaise du monde, évoluant, changeant, bougeant en permanence – non EXtrait de son environnement – le Dao comme fil conducteur de l’ensemble des mutations. De là, afin d’établir une logique de fonctionnement du monde, se calquent des termes comme Qi 氣, Yin Yang 陰陽, Wu Xing 五行, qui n’ont d’autres but que celui de classer et de comprendre les changements perpétuels des choses du monde. Le Qi 氣 pouvant tout aussi bien être attribué à un être humain, qu’à un animal, un objet, un climat, une humeur.


« Je ne crois pas à la médecine chinoise, je suis trop cartésien » est certainement la phrase que j’ai le plus entendue lorsque je dis que je pratique la médecine chinoise.

« Est-ce que cela fonctionne ?», « quel type de maladie guérie-t-on avec la médecine chinoise ? », autant de questions qui reflètent parfaitement l’esprit cartésien dont nous faisons preuve : désir de définition, de compréhension et surtout de preuve tangible pour ne pas faire l’erreur d’aller vers une pratique non scientifique. Je ne le critique pas, je m’inclue également dans cette pensée puisqu’en écrivant cet article je tente à nouveau de comprendre et de définir la médecine chinoise. Cette affirmation n’a jamais été aussi proche de la Vérité : Je ne crois pas à la médecine chinoise, je suis trop cartésien. Évidemment ! Puisque Descartes se retourne probablement dans sa tombe en lisant les textes Classique chinois.



Bien à vous,


Manon.


[1]La pensée chinoise, en vis-à-vis de la philosophie, François Jullien, p.9. [2] -Ex : Préfixe, du latin ex, hors de, qui, placé devant un nom avec un trait d'union, sert à désigner une fonction, un état antérieurs qui ont cessé d'être. Larousse.fr [3] Science : nom féminin. (latin scientia, de scire, savoir) Ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales. Larrousse.fr [4]Discours de la Méthode, René Descartes. [5]La pensée chinoise, en vis-à-vis de la philosophie, François Jullien, p.19. [6]Sos d’un terrien en détresse, Daniel Balavoine. [7]La pensée chinoise, en vis-à-vis de la philosophie, François Jullien, p.21.






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